7 février 2011

Les desperate housewives : de la fiction à la réalité

C'est comme les grands films hollywoodiens, si vous avez aimé le découvrir, voici maintenant la version longue ...


La mère : Tu sais ce que c’est le mariage, petite ?
La fiancée : Je le sais.
La mère : c’est un homme, des enfants, et un mur épais de deux mètres entre toi et tout le reste.

Noces de Sang, Federico Garcia Lorca, 1932


Si Lynette Scavo, Brie van de Kamp, Susan Mayer et Gabrielle Solis n’étaient pas les personnages d’une série télévisée destinée à retenir l’attention de millions de téléspectateurs, leur vie de desperate housewives ne serait sûrement pas aussi riche en rebondissements. Elle serait même à peu près aussi désespérante que celle des housewives américaines des années soixante, décrites et analysées par Betty Friedan dans son étude plus que passionnante intitulée La Femme mystifiée(1).

Le malaise qui n’a pas de nom ou l’indéfinissable malaise

Dans les États-Unis des années soixante – à l’époque considérés par les Françaises comme le pays de la femme libérée –, des millions de femmes se retrouvent sur le divan de psys(2) pour dépression, malaise auquel ces derniers répondent par des tranquillisants et par une thérapie destinée à leur faire aimer, jusqu’à l’épanouissement si possible, leur rôle de femme au foyer(3), cependant que « le malaise qui n’a pas de nom », comme le nomme Betty Friedan, une fois sorti du silence, fait débat dans les journaux à grands renforts de morale. Et en effet, comment pourrait-on nommer un mal qui frappe celles qui, de l’avis de tous, « ont tout pour être heureuses » puisqu’elles ont un mari, des enfants, une situation socio-économique agréable, et des robots ménagers toujours plus nombreux et performants ? Incompréhensible, n’est-ce pas ! Ne seraient-elles pas trop difficiles ? C’est sur fond d’incompréhension nationale que Betty Friedan s’est emparée du sujet pour que cette souffrance à grande échelle ne reste pas sans réponse.

Dépression et autres maux

Le malaise a beau être innommé, il a des symptômes. Les femmes enquêtées se plaignent de se sentir continuellement épuisées sans raison, de manger toute la journée, d’être dans un état permanent d’hébétude. Elles se sentent vides et incomplètes, ont l’impression de ne pas avoir de personnalité, se demandent qui elles sont et ne peuvent plus ouvrir un livre ni concentrer leur esprit sur une activité intellectuelle, ni faire quoi que ce soit toutes seules et pour elles-mêmes. Certaines, même, se mettent à boire ou avalent un tranquillisant dès qu’elles s’éveillent pour traverser sans conscience la triste journée qui les attend dès lors que mari et enfants sont partis, et qu’elles se retrouvent seules face à une grande maison certes très belle mais qui se révèle être la prison dorée qu’elles devront, comme tous les jours, laver et ranger, comme Sisyphe pousse interminablement son rocher.

Leur sentiment de vide et de ne pas exister pour elles-mêmes – qui correspondent d’ailleurs à la réalité vécue –, se complète par l’impression très forte de n’être qu’un instrument. L’une d’elles se définit crûment comme « celle qui nettoie », « celle qui range », « celle qui fait les courses », tandis que d’autres se plaignent de n’être que « la femme de… » et « la mère de… ». Jamais nommées ni qualifiées par rapport à une activité et des qualités personnelles, elles sont définies par la position qu’elles occupent dans leurs relations et dans le rôle qu’elles jouent dans les tâches ménagères.

Pourquoi tant de silence ? Pourquoi, alors qu’elles sont pléthore, les femmes ont mis si longtemps à en parler entre elles ? D’abord, parce qu’elles se croient seules à être malheureuses, qu’elles culpabilisent beaucoup et qu’elles pensent être anormales de ne pas être satisfaites dans une situation que toute la société leur a montré comme la plus épanouissante pour une femme, mais aussi comme la seule possible : à partir du moment où elles sont femmes au foyer, être heureuses devient une injonction sociale. Et comment sortir de l’isolement quand chacune fait semblant, face au regard social, d’être pleinement épanouie ? Heureusement, Betty Friedan nous indique qu’il suffit que l’une d’entre elles s’épanche pour que toutes les autres en fassent autant, et que cela aboutisse à un soulagement doublé d’un début de déculpabilisation.
Des études, oui, ma non troppo

Comment ne pas désespérer, dans un tel isolement, alors qu’on est piégée dans une vie aussi triste, qui ne fait appel à rien d’autre qu’à une parfaite soumission ? Aucun homme ne voudrait de cette place-là, et nulle ne songerait à l’y mettre, sans doute – mais il se trouve que les femmes n’en veulent pas non plus.

D’autant plus que ces femmes des années 60 montrent beaucoup d’intelligence et de lucidité sur leur situation – malheureusement sans suites à cause de leur sentiment de culpabilité – et qu’elles ont fait des études avant de se faire piéger dans une maison. Des études… Oui. Mais avec l’interdiction tacite de s’y montrer brillante sous peine de ne pas trouver de mari et de finir, comme on disait, vieille fille. Benoîte Groult, dans son autobiographie intitulée Mon évasion(4), nous dit elle aussi que dans la France des années cinquante, une femme qui faisait des études – ce qui était son cas – avait peu de chances de trouver un mari. Au bout d’un ou deux rendez-vous, les garçons se détournaient d’elle au profit de jeunes filles qui, malheureusement, avaient suffisamment intériorisé les desiderata sociaux pour jouer les ravissantes idiotes prêtes à dire oui à toutes les volontés masculines. Benoîte Groult avait par bonheur une mère très indépendante qui faisait vivre toute la maison et un père qui commentait les déboires amoureux de sa fille d’un « Des perles pour les cochons ! » bien senti.

Renoncement
Donc, des études, oui, mais ni trop ni trop mal. Pas question de se montrer cancre – ça ne ferait pas sérieux – mais pas question non plus d’avoir l’air trop intelligente… c’est-à-dire plus intelligente que le mâle qui deviendra son mari et qui ne supporterait pas de ne pas être celui qui domine sa femelle en tous domaines.

Si nombreuses sont celles qui se conforment aux attentes familiales et sociales, d’autres au contraire découvrent pendant leur première année que le domaine étudié les passionne, à tel point qu’elles passent tout leur temps à la bibliothèque et dans les laboratoires de recherches. Pour nous, femmes d’aujourd’hui, cela constitue une bonne nouvelle, mais pour elles, c’est une autre chanson. Elles témoignent qu’à la fin de l’année, tandis qu’elles se comparent aux autres filles, presque entièrement occupées à trouver un mari et à feuilleter le manuel de la parfaite épouse, elles se sentent bizarres, anormales, et s’en montrent effrayées. Ces malheureuses, loin de pouvoir mettre le système social en doute, se remettent alors elles-mêmes en question et décident de moins s’investir dans leurs études, de freiner des capacités qui ne demandaient qu’à éclore et à les rendre heureuses. Certaines ont même renoncé à leur bourse d’étude – on ne peut que s’étonner qu’elles y aient eu droit –, que ce soit pour se marier ou pour ne pas rebuter les prétendants. Il est bien sûr tout aussi triste que révoltant de voir des capacités s’éteindre au profit de normes douloureuses et sacrificielles – d’ailleurs, celles qui délaissent leurs passions disent quel effort pénible leur demande de s’intéresser aux robes et maquillages pendant des heures ou de se comporter conformément à ce qu’on attend d’elles lors des rendez-vous avec les garçons.
Le devoir de rébellion

Quel dommage, pourtant, qu’elles aient abandonné. Car l’enquête de Betty Friedan montre que les femmes qui ont fait des études, qui se sont passionnées et investies dans une activité et qui font un métier qu’elles aiment – parfois même socialement prestigieux – sont beaucoup plus épanouies que leurs consoeurs. Celles qui ont eu des responsabilités ou une activité intéressante dès l’université, quand ce n’est pas dès le collège, ne sont pas du tout désespérées de trouver un mari. Leur autonomie leur vient de ce qu’elles n’ont pas besoin d’un homme pour que leur vie ait un sens et une vitalité propre, au contraire de celles à qui on a donné comme unique but dans la vie de se marier et pour qui il est par conséquent absolument vital de fonder un foyer. L’énergie et les pensées des working women sont déjà assez occupées pour qu’elles ne passent pas tout le jour à penser aux hommes. Et puis évidemment, la maîtrise de leur vie, qu’elles n’abandonnent pas entre des mains masculines, leur donnent une force, une estime d’elles-mêmes, une confiance en elles, une autonomie qui non seulement les rend indépendantes mais aussi matures puisqu’elle leur permet de s’éprouver et de se connaître. Leurs indépendance intellectuelle les fait échapper à la dépendance affective : capables de s’apporter beaucoup à elles-mêmes, elles n’attendent pas tout des hommes. C’est ainsi qu’elles ont un sentiment d’(auto)satisfaction que les femmes au foyer n’ont pas : celle de l’accomplissement d’un projet qui a un aboutissement visible et qu’elles font parce qu’elles le décident. Comment les housewives pourraient-elles éprouver la moindre satisfaction, la moindre fierté quand elles sont cantonnées à l’exécution de tâches monotones et constamment à refaire, dévalorisées par la société, qu’on garde pour les femmes – et les femmes de ménages, qui sont tout en bas de l’échelle sociale et qui sont mal payées –, en les encourageant avec hypocrisie, mépris et condescendance à s’adonner avec bonheur et passion à des activités dites valorisantes pour elles mais pas assez bien pour les hommes – fatale schizophrénie – qui eux, ne peuvent se permettre de gâcher leurs talents pour de si basses tâches ? Elles disent elles-mêmes qu’il est très déprimant d’accumuler des gestes et qu’il n’en reste rien. En cela, on peut dire que là où les hommes ont la possibilité de s’inscrire dans le temps et de récolter des honneurs par la réalisation de leur œuvre, les femmes ne font que le traverser, et naissent et meurent anonymement, sous le nom d’un père et d’un mari, sans rien laisser derrière elles qui ait la moindre valeur sociale. Privée d’elles-mêmes, elles n’ont droit ni à une réussite personnelle, ni à une identité propre, ni à la reconnaissance sociale.

Réduites à être l’instrument de réussite de leur mari, telle Eve sortant de la côte d’un Adam en manque de compagnie, les femmes sont alors condamnées à vivre par procuration à travers eux. On leur dit que leur rôle est de le pousser dans sa grande œuvre, et de le soulager, pour ce faire, de toutes les basses besognes, ainsi que de se montrer une épouse et une mère exemplaires pour qu’il soit bien vu en société. C’est la vie vue de derrière une vitrine, comme les mendiants regardent riches gâteaux et charcuteries fines au devantures des magasins sans y avoir accès.
Maternité et gynécologie

Si les femmes qui travaillent ont pour point commun avec celles au foyer d’avoir des enfants, leur maternité ne s’exerce pas du tout de la même façon. Pendant que les housewives passent leur temps à s’angoisser pour leur enfant au moindre rhume ou au moindre comportement jugé bizarre et qu’elles achètent tous les livres de pédopsychologie qu’on veut bien leur vendre, les autres, par manque de temps et avec confiance, laissent à leurs enfants beaucoup d’initiative. Des études ont montré d’ailleurs que les enfants dont la mère est active sont plus vifs et matures que les autres, moins inhibés, moins agressifs et qu’ils ont le sentiment d’une valeur personnelle, à l’égal de leur mère. On pourrait penser que ceux qui manquent d’affection sont ceux dont la mère travaille, mais c’est tout l’inverse, et ce à cause des dépressions des mères au foyer qui passent fantomatiquement dans leur maison et se plaignent elles-mêmes de ne pouvoir écouter leurs enfants. Dans le même temps, ces enfants-là sont constamment étouffés dans leurs initiatives car leur mère est là pour pourvoir à tout. Ils souffrent donc à la fois d’abandon affectif et d’étouffement, tout comme leur mère.

Par ailleurs, il a été montré que les femmes qui n’ont d’autre but dans leur vie que leur foyer, et pour qui faire des enfants est absolument indispensable, ont plus de problèmes gynécologiques et obstétriques que les autres. Il faut bien comprendre que pour les femmes au foyer, on a tout raté si on n’a pas fait d’enfants (le fameux « on n’est pas femme si on n’est pas mère » qu’un commerçant de boutique grunge m’a d’ailleurs ressorti récemment, eh oui…)(5), ce qui entraîne forcément une fixation extrêmement stressante sur la maternité, or on sait que plus une femme est détendue, mieux son accouchement se passe. (Cf. le documentaire intitulé « Le rapport Simon (1972) ou la sexualité des Français en débat »(6), étude sur la sexualité qui a montré entre autres choses que quand on déculpabilise les femmes sur le fait que faire l’amour n’est pas un pécher et qu’enfanter n’est pas une pénitence, elles accouchent plus facilement et moins douloureusement. Il serait certainement très intéressant et très libérateur pour les femmes de se pencher sur cette question de la douleur dans l’accouchement qui semble être plus psychosomatique que ce qu’on croit).

D’autre part, comme enfanter est un des rares moments où les femmes au foyer se sentent exister, certaines n’ont de cesse de faire des enfants pour retrouver l’état de plénitude qu’elles ressentent pendant leur neuf mois de grossesses.

Sexualité

Il en va de même pour la sexualité. Là où la sexualité est une obsession mal vécue chez les desperates housewives, chez les femmes qui ont une vie indépendante elle est un domaine de la vie à part entière mais non dominant. D’ailleurs, encore une fois, ce sont les working women qui ont la sexualité la plus satisfaisante et la plus génératrice d’orgasmes. De ce qu’on en a compris, ces femmes s’abandonnent d’autant plus facilement qu’elles maîtrisent leur vie et ne dépendent pas de ce qu’un homme peut leur apporter ou non. Leurs consoeurs au foyer, quant à elles, passent leur temps à rêver d’un grand amour romantique et de sexualité. Leur obsession dévorante leur vient de l’ennuyeuse monotonie de leur vie mais aussi de ce que, n’ayant pas de vie à elles, elles ne se sentent exister que dans les bras de leur mari, pendant les rapports sexuels. C’est le seul moment où il se passe quelque chose d’un tant soit peu intéressant pour elles. Le reste du temps elles ont l’impression de ne pas exister. Le malaise est accru par leur sentiment d’être fusionnelles avec leur mari, puisque c’est à l’intime et à l’homme qu’on les a vouées, tandis que lui, conditionné à se tourner vers l’extérieur, ne l’est absolument pas. C’est d’ailleurs pour ces raisons qu’elles peuvent facilement fantasmer sur le voisin et le prendre pour amant, tout homme devenant la représentation de celui qui leur donnera existence. On voit par là que les dommages subis par les femmes qu’on conditionne à être à la maison sont pires que ce qu’on pourrait penser et que c’est un bon moyen de les priver d’elles-mêmes et donc de les priver de toute autonomie et de tout pouvoir. Cela rejoint le mythe du prince charmant qui vient réveiller la belle au bois dormant et montre les femmes comme n’ayant pas d’existence propre en dehors des hommes.(7) Cela peut aussi faire penser à un pantin dont il faut tirer les ficelles pour lui donner un semblant de vie.
Profession : ménagère

Il en va de la question du ménage comme des précédentes. Les femmes qui travaillent trouvent secondaire de faire le ménage à fond et se trouvent tout à fait satisfaites des tâches qu’elles effectuent de ci de là. Au contraire, les femmes au foyer peuvent passer six heures à faire quelque chose qui, efficacement, n’en prend qu’une. Il a été montré que le travail ménager s’accroît en fonction du temps dont dispose la « ménagère », d’autant plus que des consultants psychologues et sociologues conseillent les fabricants d’appareils électroménagers et de détergents à conforter les femmes dans leur rôle domestique à des fins commerciales, bien entendu. Leur étude est basée sur l’exploitation de la frustration des femmes au foyer – comme quoi, tout le monde ne l’ignorait pas. Chaque nouveau détergent doivent leur donner l’impression d’être performantes, intelligentes et habiles. Ils doivent les valoriser et donner un sens provisoire à leur vie. Ils comptaient aussi sur le sentiment de culpabilité que les femmes éprouvaient facilement à l’idée que leur maison puisse ne pas être parfaitement propre. Évidemment, comme tout passe, il leur faut toujours acheter de nouveaux produits, pour le plus grand bonheur des commerçants et des fabricants.

Pour ce qui est des appareils culinaires, les conseillers recommandent de vanter les qualités créatives dont les femmes pourront faire preuve en préparant des pâtisseries originales(8), ainsi que la satisfaction, le « bonheur », qu’elles apporteront fièrement à leur famille. En réalité, tout cela ne les mène qu’à passer un temps infini à faire du pain et des gâteaux, ainsi que des tâches inutiles dont elles sentent bien la vacuité, pendant que les autres se contentent de les acheter après leur travail. Le temps n’étant pas perçu de la même façon chez les unes et chez les autres, les femmes qui travaillent n’hésitent pas à accepter des responsabilités supplémentaires tandis que celles au foyer ont toujours l’impression qu’elles n’auront pas le temps de s’y adonner, sans compter que les responsabilités en question concernent bien souvent des activités d’encadrement d’enfants ou d’œuvre de charité qui ne répondent toujours pas à leur désir d’une activité à soi. Et comment pourraient-elles en avoir une quand, dans les maisons, aucune pièce personnelle, aucun bureau n’est prévu pour ces fraîches universitaires qui faisaient du journalisme ou de la poésie et n’ont plus, pour toute écriture, que celle des listes de courses, tandis que les hommes, eux, ont droit, en sus de leur bureau d’entreprise, à un bureau personnel ? On en revient à l’éternelle Virginia Woolf, claire et brillante, dans son célèbre essai Une chambre à soi (1929).

On ne peut que constater que loin d’user de leurs connaissances pour sortir les femmes de leur mal-être, les spécialistes s’en servent pour les maintenir à la place que le patriarcat leur a assignée et à faire d’elles des consommatrices.
Découragement

Et les moyens ne manquent pas pour que les femmes restent à « leur place », ou qu’elles y retournent. Pour mettre fin aux velléités d’indépendance que pourraient avoir certaines, on les effraie en leur répétant à satiété que la vie des femmes qui travaillent est très dure et compliquée, car comment cumuler travail, ménage, enfants et couple ? Si c’est trop pour un seul homme – et pour cause, ils font tout faire aux femmes – c’est aussi trop pour une seule femme ! Et bien sûr, dans ces explications, nulle place pour l’idée que les tâches domestiques pourraient ne pas être l’apanage des femmes, qu’elles pourraient être partagées. Mais il est beaucoup trop tôt pour ça, et si de nos jours on y pense et on en parle, le « on » masculin traîne les pieds et se sent héroïque le jour où il fait la vaisselle – il en tire d’ailleurs assez de gloire pour ne plus rien faire pendant les dix années à venir.

D’autre part, la notion de carrière est considérée comme un démon à abattre dans la vie des femmes et on juge que celles qui osent y réussir sont ont raté leur vie de femme (au foyer !). Les rétrogrades (hommes et femmes, bien sûr, car ces dernières n’échappent pas au conditionnement général) allèguent que finalement, si les femmes sont malheureuses au foyer, c’est parce qu’on leur a permis de s’instruire. La solution serait donc de les marier à seize ans(9) et de ne pas leur faire faire d’études : si elles ne connaissent rien d’autre que la maison, elles ne pourront que s’estimer parfaitement heureuses. Encore une fois, on cherche la solution à rebours des besoins réels des femmes, mais que ne ferait-on pas pour que l’ordre social ne soit dérangé par rien, surtout !, même s’il faut pour cela sacrifier des millions de personnes.

Par ailleurs, comment les hommes pourraient-ils accepter que les femmes deviennent non pas des collaboratrices, ce qui serait une façon de penser comme une autre, mais comme des concurrentes, comme ils les qualifient ? Certains craignent une rivalité au sein des couples. On se demande alors qui est complexé dans l’histoire. Qui a peur d’être dépassé ? Ces femmes qu’on dit fragiles, instables, inférieures, incapables, irresponsables seraient-elles finalement tellement capables pour que ces messieurs puissent les envisager comme de véritables concurrentes ? Ont-ils à ce point peur de la place qu’elles pourraient prendre dans la société faite par les hommes et pour les hommes, pour qu’ils les écrasent à autant ? La question reste ouverte.
Entente

Dommage… Car ce qui est dommageable pour les femmes l’est pour les hommes aussi, malgré les apparences et dans un sens relationnel. Là où « ces messieurs », qui ne cessent de se rengorger de leur importance, voient des concurrentes, ils auraient des alliées. Au lieu de trouver une mégère triste qui les assaille de récriminations et de jérémiades, passé un âge et malgré les conseils du Manuel de la parfaite ménagère (cf. Les poupées en pantalons no 2, p. 20-21), ils pourraient retrouver une femme qui, rentrant elle aussi de son travail, aurait des choses à raconter, rirait, et ne serait pas là à attendre qu’il veuille bien la faire exister. Avec cette femme, ils pourraient parler d’autre chose que des enfants ou des gens à qui il faut rendre un dîner, et faire l’amour d’une façon plus libre et plus agréable. Contrairement à ce qu’ils croient, les hommes auraient beaucoup à gagner au bien être de leur compagne. L’inutile pouvoir qu’ils perdraient en tant que genre dominant serait largement contrebalancé par un épanouissement relationnel et personnel.

Il est bien évident que si les uns et les autres pouvaient sortir des rôles desquels ils sont prisonniers, les relations amoureuses hétérosexuelles ne pourraient qu’être plus intéressantes et harmonieuses. Car comment s’entendre vraiment si on n’a rien à partager, si la vie des hommes et des femmes ne sont que des mondes étrangers qu’on articule comme les rouages d’une mauvaise mécanique ? Et comment pourrait-on avoir une vraie relation tant qu’il y a un maître et un esclave ?
Héritages : la Bible et Freud

En attendant ce jour de gloire où il n’y aura plus ni dominants ni dominés (on peut rêver…), Betty Friedan continue à nous éclairer sur ce qui a participé à ancrer les rôles sociaux. En sus de son analyse, elle nous rappelle que les héritages religieux et psychanalytiques pèsent lourd eux aussi dans les mentalités. Si l’idée n’est pas nouvelle, elle vaut toujours la peine d’être rappelée.

Voici, sans explication, car le sens en est limpide, quelques exemples de ce qu’on peut trouver dans la Bible :

« St Pierre dit : Vous, les femmes, serez soumises à vos époux »,

« Et je n’admets pas qu’une femme enseigne, je n’admets pas qu’elle domine l’homme, et le silence est son lot car Adam fut créé le premier, ensuite vint Ève… »,

« …et si elles ont des questions à poser, qu’elles interrogent leurs maris une fois rentrées chez elles, car il est honteux pour une femme de prendre la parole dans une église ».

Quant à Freud, on ne le remercie pas. Sa théorie sur les femmes qui envieraient le phallus est bien entendu à côté de la plaque. Était-il trop imbu du sien pour s’imaginer qu’on pouvait désirer avoir le même ? Toujours est-il que si les femmes ne se sentent pas en manque d’une zézette masculine à brandir entre copains pour voir laquelle est la plus grande, elles manquent par contre des droits et du pouvoir que ces messieurs prennent bien garde de conserver dans leur sphère. Ce n’est pas le phallus en tant qu’appareil génital que les femmes désirent, elles n’en n’ont cure, vraiment !, mais le pouvoir et les droits qui y sont symboliquement associés et qui leurs sont refusés par une caste d’hommes qui en ont fait leur exclusivité. Il est fort dommage que « Monsieur » Freud ait fait une fixation sur le phallus car alors il aurait eu une chance de comprendre que la frustration et l’envie des femmes sont celles de tout esclave qui voit son maître aller et venir à son gré tandis que des chaînes lui lient les pieds et les poings, et que sa bouche porte un bâillon. (N. B. : Pour ce qui est de la zézette en elle-même, les femmes ont de quoi être suffisamment satisfaites de leur sexe pour ne pas en désirer un autre. Reste aux hommes de ne pas l’utiliser comme un objet de plaisir égoïste. Le sexe féminin n’est pas un manque, il est, c’est tout. Alors qu’on ne vienne pas nous raconter des histoire de trou, de vide ou de manque.)

Bien sûr, ce petit génie de la psychanalyse, focalisé qu’il était sur la zézette, n’a évidemment pas eu les moyens de comprendre qu’à partir du moment où on le prive de sa personnalité d’adulte et où on le centre sur les désirs des autres, on ne peut que conduire un individu, qu’il soit homme ou femme, à la dépendance, à la frustration et à l’infantilisation à vie, et que cela ne peut qu’aboutir à des dommages irrémédiables sur sa construction mentale et faire de lui un éternel mineur.
Conclusion

Je ne saurais trop recommander aux lectrices et lecteurs de cet article d’aller à sa source et de lire La femme mystifiée. Car s’il est impossible de résumer 450 pages en quelques feuillets, on y perd aussi l’écriture entraînante de Betty Friedan et les multiples détails de ses analyses.

Outre qu’il lutte contre notre grand ennemi, l’essentialisme, cet ouvrage a aussi la vertu de mettre des mots là où personne ne voulait en mettre – et pour cause : nommer le malaise des femmes aurait obligé les tenants de la société à changer un ordre social et économique(10) dont ils perçoivent les intérêts. Tant qu’un mal n’est pas nommé, il n’existe pas pour le collectif. Ce qu’on ne nomme pas, c’est ce qu’on ne veut ni voir ni savoir. Et c’est pourquoi les États-Unis ont choisi de sacrifier ses femmes, comme les hommes sont sacrifiés à la guerre parce que « c’est dans l’ordre des choses ».

Malgré les apparences, cette étude est toujours d’actualité : il nous dit de quel héritage nous faisons les frais mais aussi que les domaines interdits ou obligatoires aux femmes des années 60 sont toujours ceux de nos luttes : persister dans les études, lutter pour le partage des tâches domestiques et l’élevage des enfants, ouvrir les portes des professions et des postes où on ne veut pas des femmes, ne pas se cantonner aux domaines dits féminins, etc.

Il serait certainement intéressant et constructif de savoir qui étaient (et qui sont aujourd’hui) ces femmes actives qui s’en sortaient si bien. Quelles ont été leurs conditions familiales ? Comment ont-elles été éduquées ? Ont-elles été poussées à faire des études ? Si non, comment ont-elles trouvé des solutions ? Autant de questions qui mériteraient à coup sûr d’ajouter un deuxième volet, 50 ans plus tard, à La femme mystifiée.

Virginie Lapierre
 

1 - Editions Gauthier, Genève, 1963 (traduction par Yvette Roudy en 1964), 2 vol. (240 p. + 214 p.), malheureusement épuisé mais empruntable à la bibliothèque des sciences sociales de l’Université de Strasbourg.
2 - Sachant que les psys représentent une norme mentale dans l’ordre social, et qu’ils jugent les cas selon leurs représentations, qui sont elles-mêmes le miroir des normes sociales.
3 - Sur les questionnaires administratifs, à « Profession », elles devaient cocher la case « Ménagère ».
4 - Grasset, Paris, 2008, 333 p.
5 - Dans The Hours (de Stephen Daldry, 2002), pour celles et ceux qui l’ont vu (sinon, allez le voir !), souvenez-vous de cette scène où une amie de Laura Brown (Julianne Moore) vient la voir avant d’aller à l’hôpital pour un énième examen sur sa stérilité. (Mais s’est-on demandé s’il n’est pas possible que la stérilité vienne de son mari ?) Cette femme a une vie sociale et de couple assez riche et gaie mais son impossibilité (vue comme une « incapacité », et comme quelque chose de coupable) d’être une mère reste un manque immense. Elle exprime l’idée que le plus grand bonheur d’une femme est d’être mère. Et bien évidemment, elle ne peut en parler à son mari car en ce temps-là (ça n’a pas changé chez tout le monde d’ailleurs), les hommes étaient dégoûtés par ces « histoires de bonnes femmes » (voir Mon évasion, Benoîte Groult). La vie de Laura Brown se passe en 1951 mais elle est une bonne représentation de la vie des femmes enquêtées par Betty Friedan.
6 - Rediffusion sur France Culture le 21 avril 2010 dans « La Fabrique de l’Histoire » d’Emmanuel Laurentin, documentaire de Séverine Liatard et Christine Robert.
7 - Une étude a été menée sur les couples de milieux défavorisés, où l’inculture fait loi, et on a remarqué que les gens souffraient des mêmes maux que ces femmes au foyer des classes moyennes et supérieures, et qu’ils gardaient une grande immaturité, qu’ils soient hommes ou femmes (Betty Friedan, op. cit.).
8 - Cela ne vous rappelle-t-il pas Laura Brown, dans The Hours, qui essaye de faire un gâteau mais en est incapable ? Bon exemple de femme souffrant du malaise qui n’a pas de nom.
9 - Quelques chiffres : vers la fin des années 50, les américaines n’ont pas toujours 20 ans quand elles se marient. 14 millions d’entre elles sont fiancées à 17 ans. L’entrée des filles à l’université passa de 47 % en 1920 à 35 % en 1958. Vers 1955, 60 % des filles abandonnent l’université pour se marier ou par crainte que « trop » de culture les empêche de trouver un mari (Betty Friedan, op. cit.).
10 - Cf. L’ennemi principal, Christine Delphy. Tome I : Économie politique du patriarcat, Syllepse, coll. Nouvelles Questions Féministes, 2009, 276 p.

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