5 août 2011

Léa ne se souvient pas comment fonctionne l’aspirateur



«  Lundi matin.
Pénible, comme tous les lundis.
Tôt, comme tous les matins.
Je me lève la première pour préparer
le petit déjeuner  à Xavier ».


La bande dessinée du scénariste Eric Corbeyran et du dessinateur Gwangjo nous raconte l’histoire de deux personnes que rien ne relie mais qui pourtant vont se croiser par un curieux hasard. Louis Levasseur, écrivain en manque d’inspiration, rentre chez lui et se retrouve devant les poubelles éventrées de ses voisins. Houspillé par la gardienne de l’immeuble, il les ramasse et tombe sur le journal intime d’une jeune femme. Ce journal il en fera un roman à succès, comblant la fin manquante de cette vie, dont il ne connait finalement rien, par son fantasme d’une femme qui se rebelle contre sa vie imposée de ménagère et plaque tout pour partir vivre au soleil, libérée de son foyer…


Ce qui amène Louis Levasseur à imaginer que Léa n’est autre qu’une féministe qui déclare la guerre au machisme qui règne dans son appartement, c’est la découverte (par le journal) de l’amnésie de celle-ci face aux appareils ménagers… Il est vrai qu’au premier abord, tout amène le/la lecteur-trice à attendre le récit d’une femme dont le subconscient agit contre la place que lui impose la société, cette place de femme au foyer que les féministes combattent depuis plusieurs décennies. En effet l’idée est séduisante : une jeune femme, peu de temps après s’être mariée, oublie totalement comment faire fonctionner l’aspirateur, le micro-onde… et prend conscience grâce à cette amnésie que son rôle de femme au foyer est un rôle imposé par la société et qu’elle n’a pas à l’accepter sous prétexte qu’il serait « naturel »… Un point de vue intéressant sur la prise de conscience des places imposées par la société, mais qui finalement reste simpliste et ne suffit ni à Eric Corbeyran, ni à son personnage Louis Levasseur qui va partir à la recherche de cette Léa qu’il n’a jamais rencontré autrement que sur le papier. 

(A partir de là, je vais dévoiler la fin de la bd, je sais que ça ne se fait pas mais j’ai des choses à dire dessus… alors je préfère vous prévenir si vous souhaitez lire la bd avant il vaut mieux ne pas continuer à lire cet article !)

Bien sûr l’intrigue et l’absence effective de Léa dans cette première partie nous amènent à nous demander si Louis Levasseur a bien cerné cette personne, si elle est effectivement partie de son foyer pour mener la vie qu’elle désire : on aimerait bien qu’ils se rencontrent et connaître le point de vue de Léa…  Cette rencontre va arriver et les espoirs de Louis Levasseur partir en fumée. Léa n’est pas partie sur une île, mais elle a divorcé et ce non par conviction mais pour se protéger. Car les amnésies de Léa sont dues aux coups que lui inflige quotidiennement son époux : elle est une femme battue qui, pour rationnaliser ce qu’elle vit, cherche un moyen de se rendre responsable de cette violence. Elle devient incapable d’effectuer les tâches que lui demande Xavier (préparer le café, repasser une chemise…) et cette incapacité lui permet de justifier les coups qu’elle reçoit : « Par mon comportement irrationnel, j’offrais une explication « rationnelle » à celui de Xavier ». Eric Corbeyran et Gwangjo tentent alors de nous faire part d’une réalité trop souvent altérée par la minimisation des violences faîtes aux femmes (« elle n’avait qu’à partir », « elle l’a sans doute cherché », « elle n’en est pas morte »…) et dans ce récit nous est expliqué le processus de culpabilité des victimes mais également l’incapacité des personnes alentours (ici Louis Levasseur) à voir et à comprendre.

Le dénouement n’est pas celui d’un conte de fées et cette bande dessinée tente de retranscrire la solitude d’une femme violentée qui n’a d’autre échappatoire que la fuite : il lui faut en effet recréer une logique dans un quotidien qui n’en possède aucune. On retrouve alors dans cette bande dessinée, le cheminement décrit par un texte du Collectif féministe contre le viol : Eléments spécifiques de la stratégie des auteurs de violences sexistes (en ligne sur ce site dans la rubrique « de choses et d’autres). Ce livre, en mettant en échec le point de vue masculin, celui de Louis Levasseur, incite à écouter les paroles tues, celles qui sont reniées, ici celle de Léa qui n’est entendue qu’à la fin de l’histoire. Il ne s’agit pas de simplement dénoncer ces violences, mais d’affirmer que les paroles des opprimées ne doivent pas être supplantées au profit des paroles culpabilisantes des dominants-es. (On se souvient amèrement des propos de Françoise Giroud en 1975 dans une émission de Bernard Pivot sur le dernier jour de « l’année de la femme » : « si elles ne partent pas c’est qu’elles aiment ça » (concernant les femmes battues).)
 
Lo

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