Annie Le Brun sera ce jeudi 6 mai à 17h30 à la Librairie Kleber à Strasbourg, notamment pour présenter son dernier livre qui vient de paraître chez Gallimard : Si rien avait une forme, ce serait cela.
Etre une femme, Annie Le Brun, Entretien avec Catherine David, Playboy n°56
Catherine David : C'est quoi, finalement, la différence entre un homme et une femme ?
Annie Le Brun : C'est le genre de question qui me donne envie de répondre : mais la différence entre ! Toutefois, puisqu'on brandit aujourd'hui cette différence à tout propos, je rappelerai cette remarque de Georges Bataille : "Sans doute l'état femelle d'un être est moins labile que l'état d'un corps : ce n'est qu'une différence de degré. Cette femme qui m'attire n'est pas moins un homme que l'eau n'est glace." Ceci pour évoquer d'une part l'existence dans chaque être d'une bisexualité fondamentale à partir de laquelle certains traits vont prédominer ou non ; et d'autre part l'extrême mouvance de cette différence. Pour moi, c'est aussi ridicule de nier cette différence que de la figer. Ridicule dans lequel les féministes d'aujourd'hui tombent à pieds joints puisqu'elles ne manquent pas de prétendre indifféremment que cette différence n'existe pas ou qu'elle existe, selon les besoins de leur démonstration. De toute façon, il me paraît aussi absurde de croire que les hommes ont le monopole du masculin que les femmes celui du féminin. C'est une question de distribution, de tendance mais surtout pas de monopole.
Catherine David : Vous prétendez avoir échappé aux conséquences du hasard biologique qui vous a faite femme. Mais qui êtes-vous donc, si vous n'êtes pas une femme ? Un lutin ? Un pur esprit ?
Annie Le Brun : Je suis d'abord un animal, et quelquefois un animal qui pense. Et c'est justement le fait de penser qui ne rend pas les choses si simples qu'on veut nous le faire croire aujourd'hui. Du moins en ce qui concerne cette fameuse différence. Car on oublie trop que notre bisexualité se manifeste non seulement réellement, mais aussi symboliquement. D'où cette continuelle tension dialectique qui est le propre de la pensée, d'où cette tension qui caractérise le fait de penser comme le mouvement qui porte à envisager les contraires. En pensant, on se nie déjà symboliquement dans la mesure où penser c'est commencer par prendre conscience de l'autre. C'est une activité très trouble, la pensée. Dès qu'on pense, on devient androgyne. (...)
Catherine David : Je ne crois pas que votre tête soir vide... Mais vous parlez du néant, et pourtant, je suis sûre que vous seriez prête à faire un éloge du maquillage...
Annie Le Brun : Chaque fois qu'une femme se maquille, elle affronte et tente de résoudre la contradiction (et la tension insupportable) entre la misère de sa réalité et l'absolu érotique qu'elle voudrait être. Même si elle se maquille très rapidement, l'activité du maquillage est prise entre le rien et le tout. En ce sens, le maquillage est bien plus un aveu qu'un mensonge. Je sais, il y a de piètres aveux, surtout quand on n'a rien à avouer, sinon qu'on imite le modèle proposé par n'importe quel journal de mode ou qu'on se réfère au type caractéristique d'une classe sociale ou d'une autre. Mais il y a aussi des aveux sublimes qui sont de la provocation à l'état pur : le maquillage des seins par exemple ne sert à rien d'autre. Vous savez, il n'y a rien de plus provoquant que l'artifice, affiché comme tel parce que c'est une façon de rappeler l'inachèvement autour duquel s'organisent toutes les entreprises humaines. Alors, je trouve que c'est extrêmement courageux de se maquiller, d'oser ainsi enluminer le rien. Mais c'est aussi un privilège car avec le maquillage les femmes peuvent s'adonner au sérieux du jeu, alors que les hommes, privés par l'usage de cette forme d'imaginaire érotique, sont contraints de jouer à être sérieux.
Catherine David : entre les tenants de la misogynie traditionnelle et celles que vous appelez les "staliniennes en jupons", il est difficile, par les temps qui courent, de ne pas choisir. Vous jouez les funambules. Mais supposez qu'on ait envie de vous suivre, sur ce chemin qui ne mène nulle part. Comment faire si on n'est pas funambule ?
Annie Le Brun : Il y a maintenant un peu plus d'une dizaine d'années, j'ai écrit : "Je ne sais pas où je vais mais je sais ce que je méprise." Sur ce point, je n'ai absolument pas changé. Alors dans ces conditions, il n'est pas étonnant que j'ai autant de mépris pour les tenants de la misogynie traditionnelle que pour les staliniennes en jupons, car les uns comme les autres enferment les femmes dans des rôles, même si ces rôles semblent contradictoires. Le malheur historique de la féminité a justement été d'avoir été enfermée dans le carcan des rôles. La véritable révolte féminine consiste à déserter ces rôles que l'affirmation d'une spécificité féminine permettait de justifier. Or il se trouve que les prétendues féministes d'aujourd'hui, en se réclamant frénétiquement d'une même spécificité féminine, recommencèrent à enfermer la féminité dans la prison de ces rôles, sous prétexte, cette fois, de libération. Etrange libération, qui prive une nouvelle fois les femmes de devenir ce qu'on leur a toujours refusé d'être : des individus. J'ai une trop haute opinion des femmes pour ne pas souffrir de les voir d'agglutiner en troupeaux. Je vous trouve bien optimiste ou bien naïve de laisser supposer dans votre question que ces chemins, parce qu'ils sont absolument banalisés, mènent quelque part, alors que les autres devraient ne mener nulle part. Est-ce parce qu'on annonce à grands cris que des chemins mènent quelque part, qu'ils y mènent ? De toute façon, je n'aime pas les voyages organisés parce qu'on est sûr d'arriver. Je n'aime pas arriver. J'aime partir (…)
Entretien publié dans Playboy n°56, juillet 1978 et repris dans Vagit-prop, Lâchez-tout et autres textes, éditions Ramsay / J.J. Pauvert, 1990.
Etre une femme, Annie Le Brun, Entretien avec Catherine David, Playboy n°56
Catherine David : C'est quoi, finalement, la différence entre un homme et une femme ?
Annie Le Brun : C'est le genre de question qui me donne envie de répondre : mais la différence entre ! Toutefois, puisqu'on brandit aujourd'hui cette différence à tout propos, je rappelerai cette remarque de Georges Bataille : "Sans doute l'état femelle d'un être est moins labile que l'état d'un corps : ce n'est qu'une différence de degré. Cette femme qui m'attire n'est pas moins un homme que l'eau n'est glace." Ceci pour évoquer d'une part l'existence dans chaque être d'une bisexualité fondamentale à partir de laquelle certains traits vont prédominer ou non ; et d'autre part l'extrême mouvance de cette différence. Pour moi, c'est aussi ridicule de nier cette différence que de la figer. Ridicule dans lequel les féministes d'aujourd'hui tombent à pieds joints puisqu'elles ne manquent pas de prétendre indifféremment que cette différence n'existe pas ou qu'elle existe, selon les besoins de leur démonstration. De toute façon, il me paraît aussi absurde de croire que les hommes ont le monopole du masculin que les femmes celui du féminin. C'est une question de distribution, de tendance mais surtout pas de monopole.
Catherine David : Vous prétendez avoir échappé aux conséquences du hasard biologique qui vous a faite femme. Mais qui êtes-vous donc, si vous n'êtes pas une femme ? Un lutin ? Un pur esprit ?
Annie Le Brun : Je suis d'abord un animal, et quelquefois un animal qui pense. Et c'est justement le fait de penser qui ne rend pas les choses si simples qu'on veut nous le faire croire aujourd'hui. Du moins en ce qui concerne cette fameuse différence. Car on oublie trop que notre bisexualité se manifeste non seulement réellement, mais aussi symboliquement. D'où cette continuelle tension dialectique qui est le propre de la pensée, d'où cette tension qui caractérise le fait de penser comme le mouvement qui porte à envisager les contraires. En pensant, on se nie déjà symboliquement dans la mesure où penser c'est commencer par prendre conscience de l'autre. C'est une activité très trouble, la pensée. Dès qu'on pense, on devient androgyne. (...)
Catherine David : Je ne crois pas que votre tête soir vide... Mais vous parlez du néant, et pourtant, je suis sûre que vous seriez prête à faire un éloge du maquillage...
Annie Le Brun : Chaque fois qu'une femme se maquille, elle affronte et tente de résoudre la contradiction (et la tension insupportable) entre la misère de sa réalité et l'absolu érotique qu'elle voudrait être. Même si elle se maquille très rapidement, l'activité du maquillage est prise entre le rien et le tout. En ce sens, le maquillage est bien plus un aveu qu'un mensonge. Je sais, il y a de piètres aveux, surtout quand on n'a rien à avouer, sinon qu'on imite le modèle proposé par n'importe quel journal de mode ou qu'on se réfère au type caractéristique d'une classe sociale ou d'une autre. Mais il y a aussi des aveux sublimes qui sont de la provocation à l'état pur : le maquillage des seins par exemple ne sert à rien d'autre. Vous savez, il n'y a rien de plus provoquant que l'artifice, affiché comme tel parce que c'est une façon de rappeler l'inachèvement autour duquel s'organisent toutes les entreprises humaines. Alors, je trouve que c'est extrêmement courageux de se maquiller, d'oser ainsi enluminer le rien. Mais c'est aussi un privilège car avec le maquillage les femmes peuvent s'adonner au sérieux du jeu, alors que les hommes, privés par l'usage de cette forme d'imaginaire érotique, sont contraints de jouer à être sérieux.
Catherine David : entre les tenants de la misogynie traditionnelle et celles que vous appelez les "staliniennes en jupons", il est difficile, par les temps qui courent, de ne pas choisir. Vous jouez les funambules. Mais supposez qu'on ait envie de vous suivre, sur ce chemin qui ne mène nulle part. Comment faire si on n'est pas funambule ?
Annie Le Brun : Il y a maintenant un peu plus d'une dizaine d'années, j'ai écrit : "Je ne sais pas où je vais mais je sais ce que je méprise." Sur ce point, je n'ai absolument pas changé. Alors dans ces conditions, il n'est pas étonnant que j'ai autant de mépris pour les tenants de la misogynie traditionnelle que pour les staliniennes en jupons, car les uns comme les autres enferment les femmes dans des rôles, même si ces rôles semblent contradictoires. Le malheur historique de la féminité a justement été d'avoir été enfermée dans le carcan des rôles. La véritable révolte féminine consiste à déserter ces rôles que l'affirmation d'une spécificité féminine permettait de justifier. Or il se trouve que les prétendues féministes d'aujourd'hui, en se réclamant frénétiquement d'une même spécificité féminine, recommencèrent à enfermer la féminité dans la prison de ces rôles, sous prétexte, cette fois, de libération. Etrange libération, qui prive une nouvelle fois les femmes de devenir ce qu'on leur a toujours refusé d'être : des individus. J'ai une trop haute opinion des femmes pour ne pas souffrir de les voir d'agglutiner en troupeaux. Je vous trouve bien optimiste ou bien naïve de laisser supposer dans votre question que ces chemins, parce qu'ils sont absolument banalisés, mènent quelque part, alors que les autres devraient ne mener nulle part. Est-ce parce qu'on annonce à grands cris que des chemins mènent quelque part, qu'ils y mènent ? De toute façon, je n'aime pas les voyages organisés parce qu'on est sûr d'arriver. Je n'aime pas arriver. J'aime partir (…)
Entretien publié dans Playboy n°56, juillet 1978 et repris dans Vagit-prop, Lâchez-tout et autres textes, éditions Ramsay / J.J. Pauvert, 1990.
Aurore
Hum. Il y a dans le discours d'Anie Le Brun une assimilation de l'ensemble des féministes aux seules différentialistes, ça ne me plaît guère, ça manque de nuances.
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