C'est le matin de noël, il neige sans discontinuer depuis hier soir... Je repense à l'image d'une femme, lascivement allongée, vêtue d'une anecdotique nuisette, sous la neige qui tombe... Ce n'est pas une nouvelle publicité d'Aubade ou Givenchy, non non non, c'est Rosa Luxembourg dans le spectacle de Claire Diterzi. Ce spectacle, Rosa la rouge, a été programmé en Novembre 2010 au Maillon, salle de spectacle contemporain de Strasbourg.
Pourtant je devrais aimer ça. J'ai bénéficié d'un éducation privilégiée où la création contemporaine tenait une place de choix. Je suis un pur produit de la petite bourgeoisie culturelle. Etudiant en première année à Strasbourg, il y a dix ans de ça, je prenais le mois de mon arrivée un abonnement au Maillon (avant qu'il ne brule), un abonnement au TNS, une carte illimité à l'Odyssée. Fils d'enseignants et enseignant moi-même ! Et pourtant, et pourtant, j'ai année après année pris une distance réfléchie avec les créations contemporaines et avec les lieux qui les diffusent et les légitiment. Assez parlé de moi, parlons du spectacle... Évacuons le fait que dans sa forme le spectacle m'a été passablement désagréable, ce n'est pas un motif valable pour critiquer une œuvre. J'ai même tendance à souhaiter d'une œuvre de qualité qu'elle me trouble, qu'elle me mette mal à l'aise, voire qu'elle me cause quelque désagrément. Sinon autant regarder Babar. Je sens que vous commencez à vous demander pourquoi j'écris cet article, j'y viens.
Ce spectacle m'a scandalisé par la récupération malhonnête d'une figure féminine historique du mouvement social, par sa contribution à la ringardisation des formes traditionnelles de lutte. Comme ça, ça peut avoir l'air un peu abrupte, mais prenez le temps de lire ce que j'ai pris le temps d'écrire. Claire Diterzi utilise un personnage (Rosa Luxembourg, vous l'aurez compris!), lui donne une place centrale et le met en valeur dans la promotion du spectacle pour ensuite détourner, salir, trahir ce personnage. J'entends d'ici les apôtres de la liberté créatrice hurler au fascisme, à la censure, à la propagande... Et bien messieurs et mesdames les apôtres, je suis d'accord avec vous. La subversion, la transgression, la satire, la moquerie, la déconstruction des idoles et la relativisation des dogmes sont une des fonctions essentielles de la création artistique. Mais le risque est grand, à vouloir faire de la subversion dans le champs artistique, de se retrouver à faire le jeu des dominants dans le champ politique. Ce qui est grave, ce n'est pas de trahir Rosa Luxembourg, ce qui est grave, c'est de produire et de diffuser CE spectacle dans CE contexte. Faire de Rosa Luxembourg une espèce de pop-star torturée par des états d'âmes de midinette peut sans doute avoir le parfum de la transgression et de l'originalité mais c'est, dans notre contexte politique, un coup violent de plus porté au féminisme et au mouvement social.
Le mouvement féministe, quel que soit le courant ou les formes de lutte, a un besoin crucial de figures historique féminines, réhabilitées libérées de l'Histoire avec un grand H écrite par les Hommes avec leur gros H. Or l'image de Rosa Luxembourg, est ici, avilie par les préoccupations superficielles et auto-centrées d'une chanteuse pop. Les préoccupations de Rosa Luxembourg (même si ni Claire Diterzi ni moi ne pourrons vérifier...) étaient probablement bien plus, d'analyser le peuple pour savoir si les conditions de la révolution socialiste étaient réunies, de former et de conscientiser le peuple pour rendre ces conditions plus favorables, de savoir, une fois cette révolution spontanément commencée par le peuple lui-même, si, il fallait ou non accompagner ce mouvement au risque de se condamner à la défaite et à une mort certaine. Alors oui, comme tout le monde, elle signe ses lettres en envoyant des baisers à telle ou telle personne, mais elle a aussi rédigé, pendant des mois, les éditos du journal Le drapeau Rouge, elle a aussi prononcé des dizaines de discours devant des foules immenses. Mais de ces écrits peu ou pas de traces dans le spectacle. Alors oui, elle écrit des messages attentionnés aux uns et aux autres mais sans doute plus pour entretenir en eux la confiance dans la lutte que par un sentimentalisme que le spectacle ne lui prête sans doute uniquement parce qu'elle est une femme. C'est étonnant comme on s'attache à montrer le côté humain des militants ou des politiciens quand il s'agit d'une militante ou d'une politicienne. Retenir et mettre en scène ces écrits intimes en particulier dessert la lutte féministe mais pas seulement la lutte féministe.
Ce spectacle porte également un coup à tous les groupes en lutte et à l'ensemble du mouvement social. Faire un spectacle sur une militante, sans à aucun moment montrer le moindre acte militant contribue au dénigrement des mouvements sociaux largement entamé par les médias dominants et la droite au pouvoir. Les déclarations directes de Nicolas Sarkozy sur l'invisibilité des grèves sont sans doutes moins efficaces que l'effacement, inconscient mais systématiques, des ouvriers, de leurs problématiques et de leurs luttes dans le paysage médiatique. Ce spectacle fait comme si, on était militant par essence ou par posture intellectuelle et non par des actes. Il concours ainsi, au côté des médias dominants, à rendre invisible les classes populaires et leurs moyens traditionnels de lutte. Il contribue insidieusement à la ringardisation de ces moyens traditionnels de lutte qui restent pourtant les seuls qui aient jamais permis une amélioration collective des conditions d'existence. Parti pris assumé puisque Claire Diterzi déclare « des chansons sur le marxisme, le léninisme, le capitalisme, le prolétariat, le ‘spartakisme’, l’antinationalisme, le bolchévisme, le communisme, etc., ça groove pas des masses ! ».
Rosa était dans la rue,
Rosa était dans les meetings,
Rosa imprimait des tracts,
Rosa distribuait des tracts,
Rosa serrait la main des ouvriers et soldats en lutte,
Rosa faisait grève,
Rosa s'exilait,
Rosa montait sur les tribunes,
Rosa haranguait les foules,
Rosa manifestait,
Rosa luttait...
Mais surtout, Rosa ne se promenait pas dans la rue en nuisette, même pour mourir. Elle a été frappé à la tête avec la crosse d'une arme et achevé à bout portant; on a retrouvé son corps dans un canal des semaines plus tard et c'est son cercueil vide qui a été porté en terre. Il est « de bonne guerre » que la publicité, qui est le bras armé culturel du capital, ridiculise Rosa Luxembourg en la mettant en scène, jouant au baby foot avec Martin Luther King. Dacia-Renault n'est pas, contrairement au Maillon, une salle de spectacle légitime, avant-gardiste qui prétend favoriser l'esprit critique et l'ouverture culturelle. Dacia-Renault vend des voitures et veut faire le maximum de profit au détriment de ses salariés. Il est évident dans cette exemple que Rosa Luxembourg est délibérément utilisée au profit de Dacia-Renault. On peut légitimement se demander concernant le spectacle « Qui est au service de l'autre ? » « A qui profite ce spectacle ? ». A la féministe Rosa Luxembourg, ou à la chanteuse Claire Diterzi ?
Là encore, ce n'est pas le propos qui est choquant, c'est CE propos dans CE contexte. Si Rosa Luxembourg avait gagné sa révolution, elle serait devenu une icône imprimée sur les T-shirts de générations de révolutionnaires d'appartement, si elle avait dirigé l'Allemagne pendant des dizaines d'années faisant, comme tout dirigeant, des bons choix et des moins bons, si le monde était dans un vaste mouvement d'émancipation des peuples, de progrès social et de réduction des inégalités, j'applaudirais des deux mains le fait qu'on viennent questionner, relativiser, humaniser un tel personnage. Mais le contexte est bien différent, je ne l'apprends à personne. Toutes les révolutions émancipatrices ont été dénaturées et/ou écrasées. Les acquis sociaux durement gagnés par la réforme et la lutte sont démantelés un par un. Les luttes collectives sont décriées, diabolisées, ridiculisées ou ringardisées... même dans les lieux le la culture légitime comme le Maillon.
Je me rassure maladroitement en me disant c'est sans doute cette culture moderne du spectateur qui oblige à tout trouver intéressant, original et novateur, qui interdit aux spectateurs et aux critiques d'appliquer à la création une quelconque grille d 'analyse sous prétexte que l'art échappe à l'idéologie. Mais je conserve le doux espoir qu'au fond de lui-même chaque spectateur trouvera peut-être une trace d'indignation face à ce spectacle. J'ai tort ? Quand bien même l'art échapperait-il à toute idéologie, ne devrait-il pas offrir un espace de réflexion sur le monde et son évolution. Si mon indignation est forte vis vis de ce spectacle, c'est fait douloureusement écho à l'importance de la création artistique pour développer, provoquer le sensible et l'esprit critique. Les metteurs en scène, les chanteuses pop, les salles de spectacles et tous les artistes pourraient s'intéresser à la manière dont Pierre Bourdieu concevait les relations entres artistes et mouvements sociaux : « Aux syndicats et à tous les groupes en lutte, il faut ajouter les artistes, qui sont capables de donner forme visible et sensible aux conséquences prévisibles mais non encore visibles de la politique néo-libérale. » Certains l'ont déjà fait tout en préservant leur authenticité créatrice. Si l'envie vous démange de découvrir des œuvres qui sans être militantes, ne nuisent pas à la militance, vou pourrez lire avec plaisir « les mauvaises gens » d'Etienne Davodeau, revoir le film « The Navigators » de Ken Loach ou encore vous intéresser aux « Insertions en circuits idéologiques » du plasticien brésilien Cildo Meireles.
Simon
J'ai vu le spectacle, et "indignée" est bien le mot. Merci.
RépondreSupprimerIl y a des jours où je me pose des questions quant à la conscience qu'ont certains "créateurs" de leurs responsabilités, notamment des conséquences qu'auront leurs œuvres sur les gens. Et je demande donc s'ils sont ignorants de ces responsabilités ou alors s'ils le font en connaissance de cause (et donc, le feraient-ils exprès ou alors s'en ficheraient-ils ?)
RépondreSupprimerJe me pose notamment cette question à chaque fois que je vois un énième film où personne n'est attaché dans la voiture (surtout pas les enfants à l'arrière), se rendent-ils compte du message subliminal que ça véhicule ? Alors que ça serait si simple de boucler les ceintures et que ça ne changerait rien à l'œuvre (mis à part que le message subliminal serait plus favorable à la sécurité routière).
Alors, l'impact de cette œuvre sur les luttes féministes, ouvrières, etc... j'imagine que ceux qui y ont participé ne l'ont pas calculée ou s'en fichent bien.
Merci pour la publicité pour "Les mauvaises gens", j'ai lu cette bande dessinée (et je suis en train de la relire justement actuellement) et elle mérite qu'on parle d'elle parce que c'est formidable ^^
Maria Ferrari
Au nom de l'art, on se doit de respecter les âmes combattantes, activistes et morales.
RépondreSupprimerMais certains oublient cette base.