6 février 2012

La grammaire française : une inégalité bien réelle

Pour ceux et celles à qui échapperait la nécessité de réformer la langue française au profit de l'égalité des genres, voici un exemple qui vaudra mieux que tous les discours.

Soit un texte en deux versions.

Version 1 : sont ici appliquées les règles grammaticales en cours, à savoir celles du masculin comme neutre pluriel.
Ce jour-là, les révolutionnaires marchaient dans les rues en chantant.
« A bas la dictature ! », criaient-ils en brandissant le poing. Certains sortaient du cortège pour appeler les passants et les inciter à les rejoindre, d'autres portaient haut leur bannière. La préparation avait été longue mais festive : on avait bu, on avait ri, on avait inventé des slogans bons à crier à la face des tyrans. Hommes et femmes s'y étaient mis : ils avaient tracé de grandes lettres noires et rouges sur les drapeaux, avaient confectionné des brassards, puis ils s'étaient tous donné rendez-vous pour le lendemain, aux aurores. Maintenant, unis et fiers, beaux et grands, enfin libres et dignes par la force de leur propre volonté d'émancipation, ils marchaient vers le palais, armés de leur seule conviction de mériter mieux que ce qu'on leur donnait.

Rien ne vous choque ? C'est normal, c'est l'habitude.

Version 2 : dans ce texte, la règle est inversée. Le neutre pluriel est exprimé par le féminin, comme si la règle était : « le féminin l'emporte sur le masculin »

Ce jour-là, les révolutionnaires marchaient dans les rues en chantant.
« A bas la dictature ! », criaient-elles en brandissant le poing. Certaines sortaient du cortège pour appeler les passantes et les inciter à les rejoindre, d'autres portaient haut leur bannière. La préparation avait été longue mais festive : on avait bu, on avait ri, on avait inventé des slogans bons à crier à la face des tyranes. Hommes et femmes s'y étaient mises : elles avaient tracé de grandes lettres noires et rouges sur les drapeaux, avaient confectionné des brassards, puis elles s'étaient toutes donné rendez-vous pour le lendemain, aux aurores. Maintenant, unies et fières, belles et grandes, enfin libres et dignes par la force de leur propre volonté d'émancipation, elles marchaient vers le palais, armées de leur seule conviction de mériter mieux que ce qu'on leur donnait.

Choquant, non ? Et révélateur, car dans cette expérience, vous observerez que :
- seul « on » a une véritable valeur de neutre
- les « ils » sont remplacés par des « elles »
- les adjectifs féminins sont partout
- même si les hommes sont mentionnés une fois, on a l'impression qu'il n'y a que des femmes dans cette révolution. Les hommes ont complètement disparu du texte, ils n'existent plus. Ca vous fait violence, Messieurs ? A nous aussi, chaque jour de notre vie, quand on nous évince des grands discours, de la littérature, des livres d'histoire officielle.

En définitive, toute règle grammaticale qui dicte qu'un genre l'emporte sur l'autre invisibilise le second. Cet exemple vous montre-t-il enfin quelle violence symbolique les femmes subissent chaque jour, et depuis leur plus jeune âge, à cause de l'application de ces règles grammaticales machistes et désuètes, justifiées par l'abbé Bouhours en ces termes, en 1675 : « Lorsque les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l'emporte », et par un 18e siècle qui considère la supériorité masculine comme allant de soi ?1 Qu'on ne nous dise plus que ces histoires de langue n'ont aucune importance, qu'elles sont secondaires ! Non seulement elles prennent leur source dans la domination masculine, mais en plus elles instillent à des générations et des générations de petites filles l'idée qu'elles valent moins que les garçons et que l'histoire de l'humanité s'est faite sans elles. D'ailleurs, l'histoire ne s'adresse pas à elles. Il suffit de penser aux expressions telles que « l'homme » ou « les hommes » quand il s'agit de l'humanité : comme invisibilisation des femmes, on ne fait pas mieux. Si je vous dis : « les femmes naissent et demeurent libres et égales en droits », vous vous sentez inclus ? Non ? Evidemment ! On en a marre des « droits de l'homme et du citoyen », et de la « déclaration universelle des droits de l'homme ». C'est tellement universel que les femmes ne sont même pas visibles dans le titre ! Et quand on lit que « le suffrage universel a été instauré en 1793 », on croit qu'il s'agit des femmes aussi. Mais non ! « Universel » signifie « hommes » ! Pour les femmes, il faudra attendre 1944, soit 153 ans. On pourrait multiplier les exemples. Si vous êtes un homme, demandez-vous quel effet aurait pour vous de vivre dans un monde où on vous dit « les femmes naissent et demeurent libres et égales en droit » ! Ne vous sentiriez-vous écrasés, dominés, diminués, insignifiants ? Ne trouveriez-vous pas que l'injustice qui vous est faite est grande ? N'auriez-vous pas envie de changer les choses ? Si ? Vous auriez raison ! Alors changez les choses maintenant, même si vous êtes de l'autre côté de la barrière.

Pour finir, je préconise de réinventer la langue et de ne pas fixer de règles. Pourquoi pas des « ils étaient belles » et des « elles étaient beaux » pour indiquer qu'il y a des hommes et des femmes. Pourquoi pas des mélanges sans académisme, avec un libre choix de la formulation ?
Pourquoi ne pas avoir le choix entre « Pascal et Séverine sont réalisateurs » et « Pascal et Séverine sont réalisatrices ? » Pourquoi ne pas laisser une vraie liberté aux gens ? Ca changerait des règles ! On respirerait un peu plus.
Et pourquoi ne pas féminiser librement tous les noms qui ne le sont pas, alors que la réalité de nos vies en a besoin ?
N'hésitez pas à le faire, même si ce n'est pas académique : ce n'est pas nous qui suivons le mouvement de l'académie, c'est elle qui nous suit. La langue change au gré de nos inventions à nous : les dictionnaires ne font que fixer en règles des usages devenus trop forts et trop répandus pour pouvoir reculer encore. Agissez, changez la langue, vous changerez un peu la société.

Virginie
1Si on en croit l'article paru dans Le Monde, le 14 janvier 2012, intitulé « Genre, le désaccord ». Il y est dit aussi que Vaugelas, grammairien du 17e siècle, était favorable à la règle de proximité, contrairement aux informations colportées partout sur lui. Tout cela reste à vérifier.

5 commentaires:

  1. L'usage est roi, l'usage fait la loi!
    mort aux académiciens (mort symbolique bien sur ^^)

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  2. Un de mes professeurs de morphologie nous avait fait part de la réflexion suivante :
    Féminiser les noms, ça n'aide pas l'égalité, au contraire. Pourquoi est-ce utile de préciser que l'entreprise est dirigée par une directrice, et non par un directeur? Que la personne qui nous enseigne est une professeure, est-ce différent d'un professeur? Dans une société vraiment égalitaire, le genre de la personne qui occupe une profession ne devrait pas être pertinent. Et ce sont souvent dans les sociétés les plus machos qu'on féminise tout (ex. en italien).

    Le problème, c'est qu'on associe des genres grammaticaux à des genres sexuels. En quoi est-ce qu'un table est féminine et un meuble, masculin? Pourquoi pas simplement renommer les catégories grammaticales que l'on utilise, ne plus enseigner aux enfants que "le masculin l'emporte sur le féminin"? Ce serait préférable à un chaos grammatical, non?

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  3. Réinventer la langue, ce n'est pas à mon sens, féminiser tous les mots, mélanger le masculin et le féminin au gré de ses envies mais au contraire supprimer toute mention au genre lorsqu'elle n'apparaît pas nécessaire.
    Pourquoi parler de l'institutrice/instituteur de mon fils/fille ? La situation devrait elle être différente selon qu'il s'agit d'une femme ou d'un homme ou d'une fille ou d'un garçon ?
    Parler des problèmes d'érection de son cousin et non de sa cousine paraît logique, puisque les femmes ne sont pas directement concernées par ce souci, mais dès lors la mention du genre réapparaît superflue !

    *** ceci dit, compte tenu de l'évolution lente des mentalités quant à la question, une étape intermédiaire vers ce que vous proposez sera sûrement nécessaire; et dès lors on ne peut qu'espérer l'arrivée rapide de ces évolutions.

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  4. Bonne idée que je tente d'appliquer dans mes traductions... Mais c'est pas évident de les faire accepter. J'espère que d'autres vont s'y mettre, peut-être finira-t-on par l'emporter?
    J'ai découvert ce problème du "masculin universel" lors d'une année d'étude aux Etats-Unis, où dans un contexte académique où l'on expliquait l'acquisition du langage, on disait "the child", l'enfant, et le pronom remplaçant l'enfant était quasi-systématiquement "she", elle. Au début je ne comprenais pas de qui on parlait (qui ça, elle?) puis lorsque j'ai compris qu'elle devenait universel(le), ça a été une vraie joie. Le féminin, a même d'incarner l'universel! Pourvu que ça dure... Et pourvu qu'on réussisse à implanter ici cette idée.
    En réponse au commentaire de Jeanne, j'ai un petit problème avec ce que vous proposez: c'est impraticable, de se passer du genre en français. Les noms et les pronoms sont soit masculins, soit féminins, jamais neutres, contrairement à ce qui peut se faire dans d'autres langues (latin, anglais, allemand...) - la non-mention du genre revient, jusqu'ici dans notre langue, à mettre au masculin.

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  5. Allez, je fais ma petite linguiste :
    la langue hongroise ne comporte pas de genre grammatical, c'est fou ce que c'est pratique... :-D

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